L’usage de la notion de sincérité, chez Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), est conforme à la définition qu’en donnait l’édition de 1771 du Dictionnaire de Trévoux, s’accordant, pour définir ce terme, à le présenter comme l’ « expression de la vérité », rajoutant même : « la véritable sincérité est ennemie de tout artifice et de toute dissimulation, la prudence excessive n’est même pas de son goût ». [1]

Cette dernière indication, qui pourrait surprendre, signifie d’ailleurs que la sincérité, par son exigence, va au-delà des paroles, elle est, en fait, « une authentique ouverture de cœur », un appel à ne pas dissimuler le domaine intérieur de l’âme, de « l’interne » pour reprendre l’expression du Philosophe Inconnu, Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) qui n’hésitait pas à déclarer : « A peine l’homme fait-il un pas hors de son intérieur, que ces fruits des ténèbres l’enveloppent et se combinent avec son action spirituelle (…) la Sagesse suprême sait si bien que tel est l’état de nos abîmes, qu’elle emploie les plus grandes précautions pour y percer et nous y apporter ses secours ; encore n’est-elle malheureusement que trop souvent contrainte de se replier sur elle-même par l’horrible corruption dont nous imprégnons ses présents (…) combien (…) l’homme court de dangers dès qu’il sort de son centre et qu’il entre dans les régions extérieures. » (Ecce Homo, § 4.)

Il est ainsi intéressant de constater que le terme « sincère » ou « sincérité », né du latin sincerus, était primitivement utilisé dans un sens identique à celui de sa racine, c’est-à-dire comme la qualité de ce qui est propre, sain, sans mélange, pur, non corrompu.

Beaucoup affirment qu’on peut le rapprocher du latin « sine  cera », qui signifie sans cire et renvoie à des objets qui n’ont pas été recouverts d’une pellicule, d’un vernis, mêlés d’une cire troublant leur véritable nature. On disait naguère, par exemple, qu’un vin était sincère s’il n’était pas altéré, de même qu’une doctrine ou même qu’un texte des Évangiles étaient sincères s’ils n’avaient pas été falsifiés.

D’autre part on sait qu’autrefois, lorsqu’on faisait du miel, et qu’on voulait tromper l’acheteur, on coupait le miel avec de la cire qui est de même couleur. Cependant les gens honnêtes ne mettaient pas de cire dans leur miel, autrement dit ils vendaient un miel sans cire, un miel « sine cera », soit un miel « sincère », ce qui n’est pas sans nous évoquer d’ailleurs, symboliquement, la fameuse formule entourant la Rose mystique poussant sur la Croix extraite du frontispice du « Sommum bonum » de Robert Fludd (1575- 1637) : « Dat Rosa Mel Apibus », signifiant « La Rose donne le miel aux abeilles », sous-entendu le miel pur et sans cire de la Parole du salut et de Vérité qui n’est autre que le Sang du Christ, ce qui pourrait conduire à écrire la sentence en lui donnant cette forme : « Dat Rosa Mel Sine Cira » (La Rose donne un Miel [le Sang du Christ] sans cire), soit un « Miel » pur, qui n’est pas mélangé. 

Frontispice du « Summum bonum » (1626) de Robert Fludd

figurant une rose à sept pétales à la tige cruciforme

La Rose, qui représente le Sang du Christ, pousse sur la Croix,

auréolée de la sentence : ‘‘Dat Rosa Mel Apibus’’

Toutefois, s’il faut attendre le début du XVIe siècle pour que l’on commence à employer couramment l’adjectif sincère afin de qualifier des personnes, d’abord en un sens métaphorique très proche de celui de sincerus, signifiant qu’un homme avait une existence saine, pure, dépourvue de mensonge, en réalité, si l’on est attentif au texte sacré, on s’aperçoit que la notion se trouve déjà dans l’Ecriture, où sincerus signifie effectivement pur, sans mélange (Sagesse 7, 25).

Saint Pierre (2 Pierre 3, 1) exhorte l’esprit pur et « sincère » des fidèles, et saint Paul veut que les Philippiens soient purs, que leur conduite soit innocente, si irréprochable, que personne n’en prenne sujet de scandale (Philippiens 1, 10), il parle également aux Corinthiens de la sincérité et de la vérité, qu’il oppose aux pains levés de l’impureté et de la souillure : « Faites disparaître le vieux levain, afin que vous soyez une pâte nouvelle, puisque vous êtes sans levain, car Christ, notre Pâque, a été immolé. Célébrons donc la fête, non avec du vieux levain, non avec un levain de malice et de méchanceté, mais avec les pains sans levain de la pureté, de la sincérité et de la vérité. » (1Corinthiens 5, 7-8).

Dès lors la sincérité, identifiée au Pain de Vie (Jean 6, 32-35), le pain de la pureté qui donna sa vie pour les hommes, trouve son éminente représentation dans la Croix sur laquelle le Christ fut immolé pour  libérer les fils d’Adam des conséquences de la Chute, bois sombre, noir, évoquant la ténèbre abyssale du péché et de la dégradation sur lequel rayonna cependant du don extrême de l’amour Celui qui, s’anéantissant (Philippiens 2, 7), ayant été fait péché (II Corinthiens 5, 21) jusqu’à éprouver l’abandon du Père (Matthieu 27, 46), versa son sang pour la réconciliation et rédemption de la famille humaine dont le Nom, donné par l’Ange à Marie, formé de cinq lettres, est symbolisé par l’étoile dont l’attribution lui fut donnée par l’apôtre Pierre lorsqu’il le désigna comme tel :

‘‘l’Etoile du matin qui se lève dans vos cœurs’’

(2 Pierre 1, 19)

On comprend, dès lors, peut-être mieux pourquoi sincerus, a pu désigner une pousse unique, un unique rameau, sachant que son radical « sin » désigne l’unité, et que sa terminaison qui vient de crescere, rappelle la croissance et le développement, ce qui correspond parfaitement à la définition de la Croix et de son rôle salutaire du point de vue du plan Divin. Mais au moment ou le Verbe expira dans un dernier soupir, la nuit se fit sur le monde, le soleil se voila et les ténèbres se répandirent alors en un premier « vendredi Saint », dont l’office des ténèbres remémore chaque année l’intense drame.

Ce rappel  des événements de la Passion n’est pas sans lien avec le fait que Joseph de Maistre (1753-1821 fut membre de la « Confrérie de la Sainte-Croix et de la Miséricorde », fondée en 1594 par saint François de Sales érigée en la ville de Chambéry et unie à celle de saint Jean Decolat de Rome par Clément VIII, plus connue sous le nom de « Pénitents Noirs » de par la haute cagoule de velours noir, ne laissant apparaître que les yeux, qui couvrait le visage de ceux qui, en procession solennelle quatre fois l’an, revêtus d’un sac de toile défilaient nu-pieds un cierge dans une main et le chapelet dans l’autre, lors des processions à l’occasion du Jeudi Saint, du Dimanche soir suivant la Fête Dieu, du Dimanche le plus proche après l’Invention de la Sainte Croix à sept heures du soir, et le Dimanche après la Décollation de Saint Jean-Baptiste à cinq heures du soir.

Le Pénitent faisait vœu d’assistance aux malades et de visite des hôpitaux, il accompagnait les défunts jusqu’à leur dernière demeure, et assistait par la prière les criminels lors de leur exécution. On apprenait, au sein de cette bienfaisante et pieuse Confrérie, à méditer sur les fins dernières et la misère de l’homme, et là, plus qu’ailleurs, était mis au centre de la pratique le memento mori, c’est-à-dire une authentique méthode de la pensée de la mort, qui, naturellement, mène à l’ars moriendi, cet « art » si particulier mais également si nécessaire qui insiste sur la préparation de chacun à la bonne mort par un regard jeté sur la fuite du temps, les tristes illusions du monde, et la vanité des choses d’ici bas.

On ne peut manquer de remarquer ici de nombreux éléments qui prendront une dimension fort importante dans l’œuvre future de Maistre, et dont les traits les plus significatifs s’expriment de manière frappante dans la vocation profonde du jeune et « noir » pénitent de Chambéry qu’il fut qui marchait en procession derrière la Croix de la Confrérie de la Sainte-Croix et de la Miséricorde qui avait pour devise :

‘‘O CRUX AVE ! SPES UNICA’’

(Salut ô Croix, unique espérance)

Membre des « Pénitents noirs » en prière

(gravure anonyme du XVIIIe siècle)

 

De la sorte, si la Croix noire évoque la spiritualité de cette Confrérie pieuse, de même l’étoile évoque dans le Sceau, de façon indirecte, outre le Nom du Divin Réparateur, le lien de « La Sincérité » avec la ville de Chambéry, qui fut autorisée, en tant que capitale des ducs de Savoie, à adopter pour son usage les armes des souverains, mais en « brisant » le blason par l’introduction à dextre d’une étoile d’or. On retiendra donc que si cette étoile est présente également sur notre Sceau, elle est cependant volontairement placée au sommet de la Croix qui est, selon Jean-Baptiste Willermoz : « le grand mystère qui avait été prédestinée à être l’instrument du supplice de l’Homme-Dieu et du grand œuvre de la réconciliation universelle. »  [2]

Sachant, enfin,  que la sincérité est représentée sur le plan lapidaire par l’améthyste (surnommée la pierre des évêques), et floral par la violette, nous donnant une indication précieuse concernant la couleur du champ du Sceau, celui-ci sera donc de pourpre, étant par son mélange de gueules et d’azur symbole d’amour et de vérité, soit, précisément, de « sincérité », couleur de l’alliance du Seigneur et de l’Eglise, pourpre attribué par essence aux évêques qui possèdent la plénitude du sacerdoce de par le lien étroit qu’ils ont avec Jésus-Christ et les apôtres, ce qui est donc tout à fait indiqué dans le rappel de la fidélité à la foi chrétienne, à l’esprit du Régime Rectifié et à son essence spirituelle et doctrinale qui caractérise cette Loge et son histoire qui, dès lors, définira son Sceau ainsi :

« De Pourpre à la Croix de Sable

chargée d’une Rose d’Argent surmontée d’une Etoile d’Or

et enclose d’une filière de Gueules »

 

Notes.

[1] Dictionnaire de Trévoux, t.VIII, 1771, pp. 274 ; 297.

[2] J.-B. Willermoz, Le Traité des deux natures, Fonds Willermoz, BM Lyon, MS 5490. Willermoz rajoute dans son Traité : « La Croix, en divisant figurativement par ses quatre branches en quatre parties l’espace créé, nous rappelle assez clairement les quatre régions célestes qui furent le premier domaine de l’homme dans son état de pureté et d’innocence, comme son centre sur lequel le Divin Réparateur expire  nous rappelle ce centre des régions, ce paradis terrestre qui fut le siège de sa gloire et de sa domination, qu’il souilla par son crime, et dont il fut honteusement expulsé pour toujours. Cependant, la glorieuse destination de ce lieu de délices ne fut pas totalement détruite : la Justice divine se contenta d’y établir une garde sûre ‘‘armée d’épée de feu’’ pour en défendre l’entrée ; mais l’homme-Dieu ayant pleinement satisfait par sa soumission et par sa mort à la Justice divine, c’est dans ce centre de douleur et d’ignominie qu’il ressuscite glorieusement, et triomphant dans son humanité, il réhabilite l’homme et toute sa postérité dans le droit primitif de pouvoir habiter encore le centre de ces régions célestes. Il le purifie et le sanctifie de nouveau pour le disposer à devenir le lieu de repos et de paix où les âmes justes, après avoir été purifiées et réconciliées, iront attendre à l’ombre de la grande Lumière dont la pleine jouissance leur est assurée, la fin des temps, l’instant fortuné où les barrières de l’espace étant rompues, elles iront toutes ensemble à la suite du Divin Rédempteur recevoir le prix ineffable de la rédemption qui sera leur éternelle, absolue et inaltérable béatitude. Que de profonds mystères ! que de sublimes vérités rappelle donc au chrétien le signe si respectable de la Croix, chaque fois que, voulant se mettre en présence de son Créateur et invoquer Son adorable Trinité, il le trace sur lui-même. »