Une Loge effacée de la visibilité

« La meilleure prière, c’est d’adorer en silence ….»

(Joseph de Maistre, Fragment, 1770.)

 

S’éloignant de la maçonnerie anglaise, Joseph de Maistre accompagné de seize frères des « Trois Mortiers » [1], décidaient de se séparer de leur atelier afin de rejoindre la maçonnerie écossaise et annonçaient dans le courant de l’année 1778 qu’ils érigeraient à Chambéry une loge précisément de Rite Écossais Rectifié sous le nom de « La Sincérité ». De ce fait, le 4 septembre 1778, après plusieurs années d’efforts soutenus et patients, était consacrée à l’Orient de Chambéry la loge « La Sincérité », rattachée à la IIe Province d’Auvergne, qui tiendra sa première tenue le 24 septembre 1778.

Quatre années plus tard, le Convent de Wilhelmsbad (1782), accepta, non sans une certaine réticence d’ailleurs, la demande faite par le comte de Bernezzo, alors Maître Provincial de la IVe Province dite d’Italie, de rattacher Chambéry à sa Province [2], la Franc-maçonnerie de l’autre côté des Alpes, étant toutefois soumise à de très nombreux empêchements par l’autorité royale, encouragée en ce sens par le clergé et le pouvoir ecclésiastique, le Roi demandant dès 1780 aux membres du Grand Prieuré d’Italie, de suspendre leurs travaux, aboutissant à une réduction drastique de l’activité maçonnique transalpine, « l’Ordre Intérieur » étant seul, à partir de 1783, à poursuivre plus ou moins clandestinement ses assemblées, l’attitude intransigeante du Monarque poussant même le comte de Bernezzo à abandonner sa charge de Grand Maître, marquant ainsi la fin de présence du Régime Rectifié au Piémont.

Du côté francophone des Alpes, entre les années 1789 et 1790, les réalités de l’Histoire vont elles aussi rattraper la vie maçonnique de Chambéry, puisque les contrecoups de la Révolution française ne manquèrent pas de secouer brutalement le royaume de Savoie. Le Roi, Victor-Amédée III, inquiet de l’agitation révolutionnaire, et qui avait depuis toujours manifesté sa réserve pour les activités maçonniques, ordonnait la fermeture des loges. Il nous faut à ce sujet nous tourner vers les témoignages de Rodolphe et Joseph de Maistre, pour avoir une idée des événements qui présidèrent à la mise en sommeil des feux de la loge de la Réforme.

Rodolphe de Maistre nous rapporte que : « lorsque l’orage révolutionnaire commença à gronder en France et à remuer sourdement les pays limitrophes, les membres de la loge s’assemblèrent, et, jugeant que toutes réunions pourraient à cette époque devenir dangereuses ou inquiéter le gouvernement, ils députèrent M. de Maistre pour porter au roi la parole d’honneur de tous les membres qu’ils ne s’assembleraient plus, et la loge fut dissoute de fait. »[3]

De son côté, Joseph de Maistre qui affirmait à son ami Vignet des Étoles « que, dans les loges de Savoie même les plus soupçonnées, il n’existait pas le moindre signe qui annonce un but politique dans le principe. Et quant à la loge de la Réforme, je puis vous l’affirmer sur tout ce qu’il y a de plus sacré », précisera que « La Sincérité » suspendit ses travaux avant même l’arrivée des ordres du Roi interdisant les réunions maçonniques : « Lorsque les troubles de France commencèrent malheureusement à ébranler la Savoie, dit-il, la loge de Chambéry (je parle toujours de la Réforme) pensa que tout rassemblement quelconque pouvait, dans ce temps de crise, donner de l’embarras au gouvernement. En conséquence, elle résolut d’elle-même de ne plus s’assembler. Et l’on avait réellement cessé de s’assembler lorsque les craintes du Roi, sur ces sortes d’établissements, lui parvinrent, si je ne me trompe, dans l’été de 1791 ».[4]

Et c’est ainsi, que s’effaça, pour un long espace de temps de la visibilité des choses, à partir de 1791, la loge « La Sincérité », qui porta le titre de « Grande Loge Écossaise du Duché de Savoie », et qui avait joué un si grand rôle du point de vue du rayonnement et de la connaissance des lumières du Régime Écossais Rectifié en Savoie mais qui, étrangement, et contrairement aux autres loges qui surgirent au XVIIIe siècle, ne fit jamais l’objet d’un réveil au XIXe, n’étant officiellement « réveillée », fort tardivement, qu’au XXe siècle.[5]   

Extraits de :

J.-M. Vivenza, Histoire du Régime Écossais Rectifié des origines à nos jours,

La Pierre Philosophale, 2017.

Notes.

[1] Il s’agit, pour ceux dont les noms nous sont connus, des frères : Salteur, substitut des généraux ; Desmaisons, médecin ; Ducoutray secrétaire de consulat ; Daquin, médecin ; marquis de La Serraz ; Deville de la Malatière, sénateur ; Pignières, membre du bureau des Gabelles ; De Montfort, officier ; Brouilly ; Rivoire, marquis de Chevelu, officier ; Picolet, avocat ; Jacques Daviet, valet de chambre ; Urbain Gros, receveur des Gabelles ; etc.

[2] « Et comme nous avons adopté le principe, de réunir dans un ressort les établissements, qui sont sous une même domination du moment que l’autorité souveraine paraît le désirer ; nous faisons droit sur la demande faite au nom du Révérendissime Maître Provincial et de la IVe Province dite Italie ; pour récla­mer la Préfecture de Chambéry, qui avait jusqu’à ce jour fait partie de la IIe Province. » (Cf. Recès du Convent général tenu à Wilhelmsbad, § VII,  1er septembre, 1782).

[3] Cf. Lettres et Opuscules, Vatin, 1851, p. 3, in F. Vermale, op. cit., p. 20.

[4] Mémoire sur la Franc-maçonnerie adressé au baron Vignet des Etoles, op. cit., in Biographie de Joseph de Maistre par François Vermale, parue en 1927 dans les Mémoires et Documents de la Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie.

[5] L’occupation puis l’annexion en 1792 de la Savoie par la France mit un terme provisoire à l’activité des francs-maçons, qui ne reprit qu’en 1800, d’abord avec la constitution d’une loge à Aix-les-Bains, « l’intimité », puis le réveil des « Sept Amis » et des « Trois Mortiers ». En mars 1801, les deux loges chambériennes décidèrent d’oublier leur rivalité et de s’unir pour former la loge de la « Triple Union », sous l’obédience du Grand Orient de France. Cette dernière loge devint, en 1808, la loge de « la Réunion » accueillant en. son sein les Frères de la loge des « Amis Réunis », constituée sous les auspices du Grand Orient de France à Chambéry en 1800. Les travaux symboliques de « la Réunion » s’interrompirent en 1815, lorsque le retour de la Savoie dans le royaume de Sardaigne mit fin à toute activité maçonnique dans le duché jusqu’en 1860. Ce ne fut pas, en effet, avant le mois d’août 1860 que fut reconstituée la première loge chambérienne, « la Renaissance », sous les auspices du Grand Orient de France. Pour des raisons financières, une scission se produisit à la fin de 1864 au sein de cette loge dont certains membres décidèrent de constituer « l’Espérance Savoisienne », au rite Écossais. Les deux loges, qui furent tout au long de cette période l’objet d’une surveillance attentive de la part des autorités, fusionnèrent à nouveau dans le milieu des années 1870 avant de se voir interdites par arrêté préfectoral le 23 septembre 1877, puis à nouveau autorisées en décembre de la même année. Quant à « La Sincérité« , son premier réveil au XXe siècle fut réalisé à Chambéry, au temple « Joseph de Maistre », le 27 janvier 1979 en tant que loge du 4e Grade sous les auspices de la Grande Loge Symbolique du Régime Écossais Rectifié des Gaules rattachée au Directoire du Régime Écossais Rectifié dont le siège était à Lille, puis le 13 septembre 2008 sera consacrée en tant que loge de la « Régence Écossaise Dauphiné-Savoie » du Grand Prieuré des Gaules, se plaçant ensuite en décembre 2012 sous l’autorité de l’initiative de « Refondation de l’Ordre » engagée par le Directoire National Rectifié de France-Grand Directoire des Gaules, devenue à présent, par Décret Magistral en date du 7 février 2019, « Loge Conservatoire de l’Ordre » (L.C.O.).