« Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu, et que l’Esprit de

Dieu habite en vous ? » (I Corinthiens 3, 16)

 

 

L’intention willermozienne

Le vœu de Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), fut d’instituer une structure, de constituer un Ordre capable de répondre aux exigences de l’Evangile, une authentique société, ou plus exactement, et disons-le nettement, une « Chevalerie » chrétienne se fixant pour objet l’élévation d’un édifice dédié à la Gloire de l’Eternel, édifice qui puisse échapper à la vindicte du temps et à la folie des hommes, en étant une demeure invisible, un Temple « mystique » inaccessible aux profanes, un tabernacle de chair habité et pénétré par l’Esprit du Seigneur.

Parfaitement conscient que l’unique critère, réclamé à présent par le Ciel à ceux qui participèrent en Adam à l’horrible prévarication, au « péché originel », fut qu’ils soient pourvus d’un cœur pur, qu’ils s’établissent dans un ferme repentir de leurs fautes, qu’ils nourrissent une juste aspiration à s’extraire des ténèbres du vice et de la mort, Willermoz conçu et façonna ainsi laborieusement, avec une rare intelligence, les bases doctrinales du Régime Ecossais Rectifié, et engagea toute son énergie dans la « rectification » effectuée lors du Convent des Gaules de 1778 et du Convent de Wilhelmsbad en 1782, dotant son système d’une structure empruntant beaucoup plus aux règles et formes des Ordres militaires de l’antique Chevalerie médiévale, comme en témoignent les lois qui régissent, dans ses degrés supérieurs, notre Ordre, plutôt qu’aux conceptions de la Maçonnerie libérale défendues par les Anglais, qui exposèrent leur vision, fort peu traditionnelle, dans les célèbres Constitutions de 1723 rédigées par les pasteurs Anderson et Desaguliers.

Totalement étranger à cette perspective faiblement religieuse – bien que conservant, à l’époque, de réelles racines chrétiennes qui depuis ont été, comme il était prévisible en raison de l’esprit des temps, passablement mises à mal –, qui ignorait absolument tout des éléments théoriques de la doctrine de la « réintégration » qui fut enseignée au XVIIIe siècle par Martinès de Pasqually, et son Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers, le Régime Rectifié posa, dès les premiers instants de sa fondation, des principes intangibles qui en firent une composante non seulement originale, mais surtout profondément différente du milieu Maçonnique de son époque.

La mission de l’Ordre

La conviction de Willermoz, reprenant d’une certaine manière la parole du Psaume : « La sainteté sied à la maison de Dieu » (Psaume 93, 5), reposait sur le certitude que l’homme ne peut faire un seul pas sur le chemin de l’initiation dans l’état dans lequel il se trouve sur le plan naturel ; il est donc impératif qu’il soit préalablement purifié, qu’il travaille à obtenir un cœur pur puisqu’aucune souillure, provenant de la créature malade, ne peut pénétrer dans le Temple de l’Eternel.

Après ce constat préliminaire, il convenait d’établir, pour répondre à une situation insupportable, une sorte de stratégie à visée réparatrice qui aurait pour fonction de permettre le passage des ténèbres à la Lumière par la pratique constante et méthodique des vertus cardinales et théologales. Ainsi il s’imposait que puisse être érigé, pour certaines âmes choisies et destinataires de secours spéciaux ;  un Ordre initiatique d’essence chevaleresque, capable de lutter contre les reliquats de la dégradation, apte à engager un combat pour réduire et abattre les forces malsaines qui enserrent les êtres dans les obscurs cachots du domaine des ombres.

La racine du mal provient de la rupture qui survint entre Dieu et l’homme, ce dernier ayant malheureusement abîmé et flétri l’état qui nous fut initialement et originellement donné par le Créateur qui nous fit, au terme de son œuvre créatrice, « à son image et selon sa ressemblance » (Genèse 1, 26).

Depuis la Chute, le mal a ainsi pénétré toutes les sphères, la moindre parcelle de vie, « le mal a tout souillé, et, dans un sens très vrai, tout est mal puisque rien n’est à sa place. […] Tous les êtres gémissent et tendent avec effort vers un autre ordre des choses [1]», réaffirmera avec une sévère pertinence Maistre dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, alors qu’au même instant, l’ami du comte savoyard, Louis-Claude de Saint-Martin, nous demandera, surtout et en premier lieu, d’examiner l’étendue de notre responsabilité en des phrases d’une rare et lucide profondeur : « Puisque nous ne pouvons imputer à la suprême sagesse d’avoir conspiré en rien avec nous dans l’abus de ces sublimes privilèges, nous sommes forcés d’en attribuer tous les torts à la puissance libre de notre être, laquelle étant fragile par sa nature s’est livrée à sa propre illusion, et s’est précipitée dans l’abîme de sa propre faute (…) nous ne pouvons plus être que les témoins de l’opprobre et du mensonge. [2]»

C’est pourquoi, lorsque dans sa folie criminelle Adam, par aveuglement et faiblesse, écouta et se laissa séduire par le discours trompeur du démon, piétinant honteusement les commandements divins, il se mit, de lui-même, dans l’impossibilité de se réunir à son Principe. A cause de cela, la Lumière du Ciel n’arriva plus à traverser ce champ de monstrueuses ruines que représentaient à présent le cœur aride et venimeux de la créature liguée avec les esprits pervers, la sainte et salutaire Lumière du Ciel fut arrêtée, hélas, par une frontière que la Divinité, par bonté et amour, ne voulut pas briser, frontière qui n’est autre que celle de notre liberté.

En effet comme le signalera une nouvelle fois le Philosophe Inconnu : « Ce qui empêche que la réaction des feux spirituels divins ne parvienne jusqu’au feu spirituel de l’homme, ce sont les souillures que fait contracter l’union avec les êtres des ténèbres, qui, étant impurs, ne peuvent pas communiquer avec les purs et forment autour de l’homme une enveloppe et une barrière qui intercepte la communication de ces feux. Il faut, pour que la jonction se fasse, que l’action de l’homme, en concours avec la réaction divine, rompe et dissipe la barrière ténébreuse, et ce n’est que par cette jonction qu’il peut être vivifié.  [3] »

Il nous est donc demandé, en tant qu’héritiers et porteurs du péché d’Adam, et en raison des données objectives que nous trouvons autour de nous lors de notre venue en ce monde, de livrer une bataille, de nous engager dans une lutte spirituelle, et pour ce faire, si le Christ sur la Croix a, pour nous, bien évidemment vaincu définitivement la mort et le pouvoir de l’Adversaire, il faut cependant, comme le comprendra Jean-Baptiste Willermoz, pour répondre au devoir d’action qui incombe aux créatures sauvées par le sacrifice de Jésus, que soit néanmoins forgée et suivie une discipline, une règle soutenue par une sainte société en mesure de pouvoir mener au combat, et conduire à la victoire, les âmes qui aspirent à briser la redoutable « barrière ténébreuse » ; âmes courageuses qui ont revêtu « le bouclier de la Foi », « le casque du Salut » et « l’épée de l’Esprit qui est la Parole de Dieu » (Ephésiens 6, 16-17), sachant que c’est dans l’unité, ligués entre nous pour une juste cause que nous parviendrons à persévérer dans notre mission, alors que seuls et isolés nous sommes, de par notre constitutive faiblesse, inévitablement happés par les forces négatives, immédiatement dévorés par les puissances hostiles, entraînés par nos passions déchaînées qui guettent le moindre de nos égarements, la plus petite défaillance, le plus infime relâchement de notre ardeur spirituelle pour nous détourner de nos devoirs et obligations d’enfants de Dieu.

Notes.

[1] J. de Maistre, OEuvres Complètes, t. I., Librairie Emmanuel Vitte, 1854, p. 39.

[2] L.- C. de Saint-Martin, Ecce Homo, § II, Demeter, 1987, § II & III, p. 17.

[3] Leçons de Lyon, n° 92, mercredi 6 mars 1776, SM.